UN satellite équatorial stationnait juste à la longitude de l’île. Il avait été lancé de Cap Canaveral par les militaires. Il faisait partie de cette foule de satellites clandestins, immobiles ou baladeurs, qui ceinturent la Terre sous tous les angles, la scrutent jour et nuit, font l’inventaire des montagnes, des déserts, des fusées, des usines, des feuilles d’arbres et des grains de poussière. La quantité de renseignements qu’ils envoient aux états-majors des deux blocs est si considérable qu’il faudra mille ans pour les déchiffrer et les exploiter. Et mille ans de plus chaque année. Ils renseignent tellement que le résultat est le même que s’ils ne renseignaient pas. Mais grâce à eux les militaires sont rassurés : ils savent ce qui se passe chez l’ennemi, ils savent tout, c’est là, dans la cave, dans des caves blindées gardées par des serrures électroniques et des sentinelles tondues prêtes à tuer. Ils lancent d’autres satellites, ils creusent d’autres caves, ils entassent les clichés, ils savent de plus en plus. Le jour venu, le temps qu’ils essaient de trouver dans ce qu’ils savent ce qu’ils ont besoin de savoir, les deux camps seront ratatinés et le monde cuit. Ils ne savent pas, bien entendu, à quoi sert ce satellite fixe au-dessus du Pacifique Nord. Ils l’ont reçu, ils ont reçu l’ordre de le lancer, ils l’ont transmis aux techniciens lanceurs, le doigt sur les lèvres, top secret, chut !, ils l’ont regardé partir, un de plus ! ils ont fait creuser encore des caves, ils ne savent rien, ils sont contents, tout va bien.

Le satellite sert à assurer les communications entre l’île et les Grands. Et à transmettre aux habitants de l’île les émissions radio et TV des principales nations. Il faut éviter que l’île devienne un organisme clos mentalement comme il l’est matériellement, une sorte de kyste bourgeonnant en soi-même, se concentrant et se surchauffant. Les hommes qui l’habitent sont déjà assez exceptionnels. Ils vont vivre plus longtemps que les successions de générations d’hommes ordinaires. Il faut qu’ils sachent à tout moment qu’à part cette longévité charnelle, ils sont des hommes ordinaires, eux aussi.

Ce n’est pas vrai. Mais les Grands du Secret – qui ne sont plus que quatre – veulent s’en persuader.

Ils n’étaient plus que six depuis la mort de Nehru, qui avait jugé bon de ne rien dire à son successeur ni à sa fille : le poids de l’Inde était bien suffisant pour leurs épaules.

Ils ne sont plus que quatre depuis la mort d’Adenauer et de de Gaulle. Adenauer, dernier détenteur du secret en Allemagne, croyait avoir tout le temps de le passer au nouveau chancelier de la République fédérale. Il avait vécu si longtemps qu’il pensait que cela allait encore continuer. Et quand vint l’heure il n’y crut pas. C’était pourtant cela. Il emporta le secret. Et les cinq Grands qui restaient, après s’être concertés, jugèrent qu’il était bon, puisque l’Allemagne était désormais hors de la connaissance, de l’y laisser.

De Gaulle, lui, pensait chaque jour à la mort. Il se préparait à lui faire face. Pour lui, il était inimaginable qu’un adversaire de cette taille se permît de l’affronter sans s’annoncer à l’horizon par ses chars et ses trompettes. Elle vint par-derrière et le frappa à la nuque. Comme l’avaient frappé les Français deux ans plus tôt, Il aurait dû se méfier. Il était dans sa nature, non de se méfier, mais de défier. Il tomba d’un coup sur le tapis, et Pompidou ne sut rien.

Mais de Gaulle n’avait pas seulement le secret ; il possédait l’ampoule de JL3 volée le 15 mai 1960 à Khrouchtchev par les hommes de Mr Smith, et récupérée par le colonel P…

Après s’être concertés, les quatre Grands qui restaient jugèrent bon, puisque la France était désormais hors de la connaissance, de l’y laisser. Ils continuent d’ignorer l’existence de l’ampoule.

Ils pensaient que les habitants de l’île resteraient des hommes ordinaires si on les maintenait visuellement en contact avec les autres hommes ordinaires. Il ne suffit pas de savoir, il faut voir.

De toute évidence, les Quatre se trompaient.

Si nous savions que nous aurons le temps… Que la mort ne viendra que dans dix mille ou cent mille ans… Ou peut-être inimaginablement plus tard encore… JAMAIS !… resterions-nous ordinaires ? Si nous savions que nous aurons le temps de venir à bout de toute peine, par l’oubli, que nous aurons le temps de TOUT connaître et d’aimer mille fois, chaque fois le temps d’une vie, sans jamais vieillir, resterions-nous ordinaires ?

Mais les Quatre avaient raison en ceci : il ne fallait pas laisser l’île devenir le refuge d’une super-humanité totalement séparée de l’humanité absurde et mourante. Il fallait que les privilégiés continuent de se sentir solidaires des éphémères, qu’ils les voient chaque jour piétiner, se tromper, se battre et mourir.

C’est pourquoi un courant d’ondes permanent fut tendu entre le satellite et l’antenne dressée sur le rocher. Par lui se déversait dans l’île, pendant que la lumière du jour faisait le tour de la Terre, un courant ininterrompu de sons et d’images, qui gardait l’île plongée dans le grand bain quotidien des événements de la souffrance et de la sottise universelles.

Chacun pouvait recevoir chez lui le programme qu’il avait choisi. La salle des écrans diffusait tous les programmes transmis par le satellite. Il y avait toujours là quelques adultes en train de regarder. Les enfants y passaient autant de temps que dans le jardin.

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